Bécassine
Bécassine sur la Terre
Jeune fille naïve et dévouée, symbole de la servante au grand cœur.
Bécassine sur Terra
Bécassine naquit à Ker Abuk, petite bourgade de 300 âmes, située dans le Sud-Finistère, tout près de Concarneau par 47° 52’ 34" de latitude nord et 3° 55’ 04" de longitude ouest.
Ker Abuk avait été édifié au 9e siècle par un vendeur ambulant de cabinets à la turque. Ce commerçant, turc lui-même et profondément patriote, avait espéré, par cette action, obtenir l’appui du Sud-Finistère pour l’aider à promouvoir l’entrée de son pays dans la Communauté européenne. Cette démarche, quelque peu surprenante de nos jours, était tout à fait justifiée au 9e siècle, car à cette époque, le poids du Sud-Finistère auprès des instances bruxelloises était considérable.
Bien de l’eau a coulé sous les ponts depuis cette honorable et patriotique initiative. Aujourd’hui, 12 siècles après, qu’en reste-t-il ?
Il y a trois réponses à cette question : d’ordre politique, commercial et culturel.
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Du point de vue politique, ce fut un échec : la Turquie fait toujours le pied de grue devant les instances européennes qui semblent ne faire aucun cas des interventions du Sud-Finistère.
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Du point de vue commercial par contre, ce fut un succès, car les cabinets à la turque équipent maintenant la quasi-totalité des bars et brasseries français. Ils font la joie des visiteurs étrangers qui ont ainsi l’illusion de s’encanailler à petits prix. (Ach ! Paris !). Moins imposants, mais plus troublants que la Tour Eiffel ou le Mont Saint-Michel, leur apport au développement de notre balance touristique est incontestable.
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Du point de vue culturel enfin, bien que douze siècles se soient écoulés depuis sa création, et malgré son enracinement plus que millénaire en terre bretonne, Ker Abuk reste encore de nos jours fortement marqué par son origine ottomane, au point que sa population se partage en deux camps diamétralement opposés.
Le premier , attaché à son terroir, est catholique, parle breton, fume la pipe et ne s’abreuve que de calvados. C’est le camp des « infidèles ».
Le second, converti à l’Islam, s’exprime en turc ancien, ne fume que le narghilé et, nonobstant la désapprobation unanime du corps médical, n’absorbe que des boissons sans alcool. C’est le camp des « mécréants ».
Aucun d’eux ne reconnaît la langue française, c’est leur seul point d’accord.
Les Turcophiles s'opposent depuis des lustres à l’implantation locale de restaurants grecs et ont convaincu l’Éducation Nationale d’exclure des manuels scolaires et des dictionnaires toute référence à la nation grecque, à son histoire, à sa géographie, en quelque sorte à son existence même.
De leur côté, les « Gardiens du Terroir breton » s’opposent, en les « démontant », à la construction de hammams ou de harems et, appuyés sur la loi antitabac, ont fait détruire les narghilés de leurs adversaires, symboles méphitiques de toutes les perversions et turpitudes susceptibles d’être enfantées par l’esprit humain, surtout s’il est turc.
Mais, c’est lorsque la religion est en jeu que la violence des affrontements atteint un niveau tribal.
Le camp des « infidèles » est mené par un abbé énergique et volontiers va-t-en-guerre, Jean-Yves de Kervenoël. Cet homme de Dieu, pieux par vocation, mais batailleur par goût, est issu d’une modeste famille de marins pêcheurs.
Le camp des « mécréants » est animé par un ex-bouilleur de cru breton, Loïc Le Trouhadec, qui, pour des raisons hépatiques, s’est converti à l’Islam. Avant de devenir l’Imam Abd-Al-Aziz-Al’Hambic, ce futur ex-bouilleur de cru, avait été « saisi très jeune par la débauche » et menait une vie honteusement dissolue, faite de sexe et d’alcool. Ses frasques, connues de tout le canton, alimentaient les veillées des chaumières, suscitant, chez les uns et les autres, idées malsaines et obsessions inavouables. Officiellement condamné, mais secrètement adulé, « Loïc le Débauché » était très populaire. Les hommes l’admiraient sans oser le montrer, tandis que les femmes enviaient, tout en les condamnant, celles d’entre elles qui avaient eu la chance de participer à l’une ou l’autre de ses orgies. Les choses auraient pu ainsi durer longtemps, mais arriva un jour où le foie de Loïc ne fut plus en mesure de filtrer les quatre litres de calvados que son maître absorbait quotidiennement. Bien malgré lui, ce dernier dut se résigner à vivre sobrement. Il eut néanmoins la chance, dans ce drame personnel, de rencontrer un vieil ami musulman. Cet ami qui, en croyant sincère, n’avait jamais bu une goutte d’alcool, sut lui expliquer et le convaincre qu’avec l’aide d’Allah, l’abstinence la plus stricte pouvait être observée sans difficulté. C’est ainsi, qu’à l’instar du père de Foucault, mais dans une autre direction religieuse, Loïc le Trouhadec, abandonna une vie de plaisir pour se convertir à l’Islam et devenir le défenseur le plus intransigeant de la foi musulmane et de l’abstinence. Sauvé par Allah, Abd-Al-Aziz-Al’Hambic en voulut toute sa vie à Sainte-Thérèse de Lisieux, la pourtant très respectable patronne des bouilleurs de cru, de l’avoir laissé sombrer, sans réagir, dans les bas-fonds de la déchéance alcoolique. L’abus de calvados et l’insouciance de Sainte-Thérèse avaient, de concert, enfanté l’imam Abd-Al-Aziz-Al’Hambic. Informée des graves accusations portées contre elle par l’immonde Abd-Al-Aziz-Al’Hambic, Sainte Thérèse choisit de les ignorer. Telle était sa grandeur d’âme qu’elle alla même jusqu’à les lui pardonner. Elle usa cependant de son droit de réponse pour préciser qu’elle n’était pas, et qu’elle n’avait jamais été, la patronne des bouilleurs de cru.
Les accrochages entre ces deux clans sont permanents, chacun s’efforçant de séduire les éléments hésitants de son adversaire. Dans cette rivalité de tous les instants, l’abbé et l’imam débordent d’imagination, et, au nom de Dieu qui n’en demande pas tant, se livrent aux excès les plus farfelus.
C’est le curé qui déclencha le premier les hostilités en diffusant à l’heure de la prière, sur des écrans de télévision géants, les émissions les plus aptes à distraire les « mécréants » de leurs « devoirs religieux ». Ces émissions, pour la plupart constituées de films pornographiques bon marché (l’Église n’est pas riche) se succédaient à un rythme effréné sur les grands écrans. Leurs images suggestives, toutes plus perverses les unes que les autres, et les soupirs de plaisir des stars du porno ne passaient pas inaperçus des croyants en prière, sur lesquels ils avaient une influence certaine. « Le multiplexe du sexe au service de Dieu » claironnait, de manière quelque peu inconsidérée, le bouillant abbé.
Cette attaque frontale ne pouvait laisser l’imam indifférent qui, à son tour, diffusa à l’aide de puissants haut-parleurs, des messages aguichants promettant aux « infidèles » qui le rallieraient un paradis voluptueux, personnalisé et quantifié : 70 vierges pour les hommes et 70 éphèbes pour les femmes. Rien par contre pour les formes de sexe intermédiaires.
L’abbé ne pouvait pas en rester là. Partant du principe que les « mécréants » étaient peut-être intimidés par les pompes et la solennité de son église et qu’ils seraient moins effarouchés dans un cadre qui leur soit plus familier, il fit construire un minaret contre le presbytère, puis du haut de ce minaret, habillé en imam, il entonna, non plus l’Ave Maria, mais l’air bien connu de « Trabadja la moukère ».
« Trabadja la moukère
Trabadja bono... »
Comment une initiative aussi diabolique avait-elle pu naître dans le cerveau d’un homme d’Église ? Nul ne le sait ! Peut-être faut-il y voir le doigt de Satan ?
La riposte de l’imam ne se fit point attendre qui, du haut de son minaret, travesti en abbé, appela les « infidèles » à la prière en chantant avec l’accent turc, un air folklorique du cru : « Ma paimpolaise ».
« J’aime Paimpol et sa falaise,
Son église et son grand Pardon
J’aime surtout ma Paimpolaise
Qui m’attend au pays breton…. »
Ainsi allaient les choses : plus le temps passait et plus le sectarisme des uns et des autres, attisé par les impitoyables serviteurs de Dieu, devenait oppressant.
Les bons vieux mots de tolérance, charité, altruisme, désintéressement, indulgence, largeur d’esprit avaient totalement disparu du vocabulaire local.
Ils avaient été remplacés par les bons vieux mots de l’Inquisition : ségrégation, égoïsme, sévérité, fanatisme, mesquinerie, dogmatisme, intransigeance.
Tout cela, pour la plus grande gloire de Dieu, qui ne savait plus très bien où il en était.
L’abbé et l’imam ne manquaient pas d’imagination et chaque jour une initiative hardie de l’un ou de l’autre mettait le village en transes.
Les croyants, toutes tendances confondues, étaient de plus en plus déconcertés et leur désarroi dépassa les bornes lorsqu’ils apprirent que l’abbé voulait faire le pèlerinage de La Mecque pour devenir Hadj, tandis que l’Imam s’était mis en tête d’obtenir la bénédiction papale. (Entre nous, peut-on sérieusement concevoir plus basse démagogie, même chez nos politiciens, pourtant experts en la matière ?)
Nul ne sait jusqu’où les choses auraient pu aller, si un troisième larron n’était intervenu : « Croyants sans frontières », une secte originaire d’outre-Atlantique, disposant de moyens financiers importants et faisant montre du dynamisme si spécifique du nouveau-Monde, ouvrit un temple à Ker Abuc. Elle pensait à juste titre qu’elle avait tout à gagner de l’antagonisme ambiant.
Cette secte, rompue aux techniques les plus modernes du marketing religieux, avait fait le constat suivant : confronté à une multitude de cultes affirmant toutes détenir la Vérité, le croyant sincère vivait dans le doute : le Dieu qu’il adorait était-il le vrai Dieu ? Comment savoir ? Et ne serait-il pas plus prudent d’embrasser plusieurs religions à la fois ? Cette incertitude le rongeait, au point qu’il perdait le goût d’entreprendre et n’arrivait plus à se concentrer sur les choses importantes, tout le laissait indifférent : Star Academy, le parcours politique de Jack Lang, le sort du France, l’avenir du PSG, les frasques réelles ou supposées de Berlusconi, etc.
Pour répondre à cette angoisse et à ce mal de vivre, tout en développant ses résultats, « Croyants sans frontières » emprunta un chemin détourné et signa un accord avec les chefs spirituels des religions officiellement recensées : christianisme, judaïsme, islam, bouddhisme, animisme, satanisme, tantrisme, manichéisme, hindouisme, vaudou, gaullisme historique… pour ne citer que les plus connues.
Aux termes de cet accord, « Croyants sans frontières » obtint, moyennant une importante participation financière, une délégation générale de pouvoir pour accomplir, en lieu et place des différentes instances religieuses, et en leur nom, tous les actes rituels : baptêmes, communions, rites d’initiation, mariages, jusqu’alors de leur ressort exclusif. Dans ce supermarché sacré, le croyant inquiet pouvait pratiquer plusieurs cultes, ce qui réduisait d’autant les risques de se tromper.
Très vite, « Croyants sans frontières » connut un développement considérable, car, grâce à son implantation nationale et internationale, elle permettait à chacun de pratiquer sa foi dans la plus pure tradition. Ainsi l'animiste alsacien ou le tantriste auvergnat qui, en raison de revenus modestes, ne pouvait se rendre en Afrique ou en Inde, berceaux de sa religion, n’avait qu’à gagner l’agence locale de « Croyants sans frontières », où il était sûr de pouvoir adorer son ou ses dieux selon les canons officiels. En outre, dans un louable souci de convivialité, « Croyants sans frontières » s’efforçait d’implanter ses bureaux dans un environnement accueillant, par exemple à proximité d’une halle aux vins ou d’une brasserie.
En contrepartie de cette délégation de pouvoir, « Croyants sans frontières » versait à chaque famille religieuse une confortable rente annuelle. Cerise sur le gâteau, cette rente était déductible du revenu imposable, car aucun gouvernement n’aurait osé contrarier les autorités spirituelles, surtout après que celles-ci aient évoqué à demi-mot, les conséquences désastreuses que ne manquerait pas d’avoir sur sa popularité, une grève nationale des serviteurs de Dieu. En vérité, ce n’était pas tant la grève qui était à craindre, que ses effets induits, c’est-à-dire l’occupation des lieux de culte, la présence de piquets à l’entrée de ces mêmes lieux, la séquestration des hauts dignitaires, la fermeture des pipe-lines d’eau bénite, etc. En outre, cette faveur fiscale n’était pas une perte financière pour l’état, car le manque à gagner, considérablement majoré, était réparti sur l’ensemble des contribuables, sans distinction de religion.
Dès lors, le ver était dans le fruit, car forte de son emprise populaire, « Croyants sans frontières », qui n’avait pas oublié sa motivation d’origine : rentabiliser l’angoisse métaphysique du croyant moyen, fit diffuser par tous les moyens publicitaires modernes, le placard suivant :
Êtes-vous sûrs d’adorer le vrai Dieu ?
Jésus, Jéhovah, Allah, Le Grand Manitou, Bouddha, Satan, Bernard Kouchner…
En qui faut-il croire ? Comment être certain de ne pas se tromper ?
Ne prenez pas de risques inutiles !
Grâce à « Croyants sans frontières », adorez-les tous et multipliez vos chances de salut !
« Croyants sans frontières » est une institution agréée par l’ensemble des religions terrestres, et des associations de consommateurs !
Nous ne sommes pas une secte !
En venant chez nous, vous êtes certains d’être entendus par le vrai Dieu !
N’hésitez pas plus longtemps ! Votre salut est entre vos mains !
Les droits d’inscription s’échelonnent de 100 € pour une religion à 200 € pour le lot complet.
Possibilité de paiements mensuels par prélèvements automatiques.
Tarifs préférentiels pour étudiants. Réductions pour familles nombreuses.
Tous renseignements sur notre site : www.croyantssansfrontieres.com
En découvrant cette annonce, les chefs religieux, signataires de l’accord, s’aperçurent avec horreur qu’ils avaient été ignominieusement floués. Jamais, dans leur sainte et respectable candeur, ils n’auraient pu imaginer pareille fourberie : utiliser Dieu à des fins commerciales. Ce faisant, ils oubliaient qu’ils avaient eux-mêmes réalisé une excellente opération financière en déléguant à « Croyants sans frontières » l’essentiel de leurs devoirs sacrés.
En fait, leur intention première était tout à fait honorable : surchargés de tâches administratives et d’obligations mondaines, ils avaient cru bien faire en sous-traitant à « Croyants sans frontières », les affaires courantes : baptêmes, communions, etc. de façon à pouvoir mieux se consacrer à la méditation et à la prière.
Leur décision était courageuse, car nombreux furent les traditionalistes qui critiquèrent publiquement cette initiative, contraire à leurs yeux, aux fonctions morales, spirituelles et déontologiques de l’homme d’église (ou de mosquée, de synagogue, de temple…).
À ces puristes rétrogrades, les hommes d’église ainsi incriminés (ou de mosquée, de synagogue, de temple…) répondirent avec leur onctuosité coutumière, que « telle était la volonté de Dieu », et qu’il n’y avait donc rien à y redire. On ne discute pas la volonté de Dieu. Ils ajoutèrent qu’en outre aucune religion au monde n’avait jamais interdit le principe de sous-traitance, et ils conclurent leur défense en affirmant avec force et conviction qu’il fallait savoir « être de son temps ».
« Savoir être de son temps » : expression malheureuse qu’ils regrettèrent cependant d’avoir prononcée, dès qu’ils découvrirent les noirs et cyniques desseins de « Croyants sans frontières ». Sous le couvert d’une relation de travail tout à fait normale, l’odieuse secte projetait de les supplanter dans l’esprit, le cœur et, trahison suprême, le portefeuille de leurs fidèles (ou de leurs adhérents pour utiliser un terme moderne).
Ils comprenaient brutalement la force nocive des OPA inamicales, et n’étaient plus aussi sûrs de vouloir « être de leur temps ».
Ils eurent beau lire et relire le texte de l’accord sous toutes ses coutures, le faire analyser par les cabinets d’avocats les plus pointus et les plus bigots, ils ne trouvèrent rien d’opposable à la scandaleuse et impie, mais légale, imposture de « Croyants sans frontières ».
Ils durent donc se résigner à l’inévitable et renoncer à intenter un procès à cette multinationale du culte, malgré l’insistance bien naturelle mais peu déontologique de leurs avocats, frustrés de voir leur échapper une affaire qui aurait pu leur servir de fond de roulement pendant de longues années.
Dès lors, « Croyants sans frontières » eut la voie libre et fit feu de tout bois. Les croyants furent soumis à une telle pression publicitaire qu’ils se dotèrent, souvent malgré eux, d’un suréquipement théologal peu ordinaire. C’est ainsi qu’il était devenu courant de rencontrer des catholiques-calvinistes, des animistes-monothéistes-gaullistes historiques, des hindouistes-sataniques-trotskistes, des musulmans bouddhistes, voire des athées-manichéistes-éthyliques. Le paysage religieux subit (ainsi) () en quelques années une profonde transformation qui voyait s’effacer petit à petit les vieilles barrières interreligieuses.
Afin de développer encore plus les pratiques multicultuelles et leur synergie, et donc d’améliorer la fluidité du marché, « Croyants sans frontières » ouvrit des établissements à triple fonction : religieuse, échangiste et ludique. Ces établissements, signalés par une lanterne rouge, étaient familièrement appelés « Halle aux cultes », par les fidèles amateurs de contrepèteries.
Voyons donc de plus près ce que recouvraient ces trois fonctions.
Fonction religieuse : le croyant pouvait pratiquer, à moindre coût, le culte de son choix, quel que soit celui-ci. Comme nous l’avons déjà évoqué, cela pouvait rendre service aux faibles revenus.
Fonction échangiste : il ne s’agissait là, ni plus, ni moins, que d’une bourse d’échange (comme c’est souvent le cas dans ces fonctions) : les croyants pouvaient se défaire des cultes qui n’avaient plus rien à leur apporter, ou au contraire en acquérir de nouveaux, mieux adaptés à leurs préoccupations du moment. Ces tractations obéissaient aux lois du marché. Cependant, à l’inverse des bourses traditionnelles, dont les cours chutent en période trouble, mais montent en période calme, dans le cas présent, les cours chutaient quand la conjoncture était calme et l’angoisse métaphysique faible, mais montaient en période trouble et de grande inquiétude. Naturellement, CSF touchait une commission sur chaque transaction.
Fonction ludique : pour rendre encore plus attrayants ses établissements, « Croyants sans frontières », qui connaissait bien la nature humaine, y organisait des paris dont le principe était simple : il fallait prédire dans l’ordre ou le désordre les trois religions qui, dans la journée, seraient les plus demandées. Un journal, édité quotidiennement, qui s’appelait « Pari Culte », donnait chaque jour les cotes des religions. Tenu par d’anciens turfistes, le vocabulaire des pronostics s’en ressentait. On pouvait y lire par exemple :
Catholicisme : Alterne les bonnes et mauvaises surprises. Bien repris en main par son nouvel entraîneur Joseph Ratzinger, peut créer la surprise. Cote : 6 contre 1.
Calvinisme : Pour terrains montagneux. Manque un peu de compétition. Cote : 14 contre 1.
Islam : Plutôt à l’aise sur terrain sableux ou pétrolifère, s’adapte néanmoins assez bien aux terrains lourds. Profil idéal du gros outsider à grosse cote. Peut créer la surprise. Cote : 10 contre 1.
Judaïsme : Cet adepte de la course en tête fait toujours son maximum et ne peut être négligé pour les places. Cote : 12 contre 1.
Bouddhisme : Compétitif dans les handicaps. Peut tirer son épingle du jeu. A sa place à l’arrivée. Cote : 11 contre 1.
Cet avis se terminait par les pronostics du journal.
Ces établissements étaient ouverts 24 h sur 24, à l’exception de deux pauses quotidiennes, la première de 11 h 30 à 13 h, la seconde de 18 h 30 à 20 h 30, car, sponsorisée par de grandes marques d’apéritif, « Croyants sans frontières » s’était engagée, par contrat, à ne pas les concurrencer aux heures de pointe. En contrepartie, le syndicat des boissons et spiritueux faisait tout pour convaincre ses clients d’adhérer à « Croyants sans Frontières ». Son slogan : « Le spiritueux mène au spirituel », affiché dans tous les bars et brasseries de France, à côté du « Tarif des consommations », ainsi que sa diffusion subliminale par les chaînes de télévision les plus populaires se révélèrent très efficaces.
C’est donc dans ce village breton, dopé par l’exaltation religieuse, mais en partie miné par la cirrhose que naquit Bécassine de Kérozen.
Son père, Jean de Kérozen, gagnait sa vie comme pêcheur de moules et arrondissait ses revenus en nettoyant les plages bretonnes dévastées par les marées noires. Sans doute inspiré par cette double activité, Jean de Kérozen, au nom prédestiné, est l’auteur de la célèbre recette des « Moules à la crème sur bain de mazout ».
Sa mère, Epericolosa Sporgersi, était une flamboyante italienne, qui de par son origine excellait dans la préparation des pâtes, et qui avait su s’adapter à son environnement breton en associant moules et pâtes dans une kyrielle de recettes savoureuses, telles que les moules à la Garibaldi, les coquilles de moules à la Napolitaine, les moules à la carbonara, les pennes à la moule de bouchot, son chef-d’œuvre étant, et de loin, la moule du pape.
Jean de Kérozen et Epericolosa Sporgersi s’étaient connus lors du jumelage de Ker Abuk avec la capitale italienne.
Comment ce petit village de 300 âmes avait-il pu se jumeler avec une ville de 3 millions d’habitants ? Par un concours exceptionnel de circonstances : catholique pratiquant, et opposant farouche à l’implantation de Croyants sans Frontières, le maire de Ker Abuk avait souhaité associer son village au Vatican. Mais on ne se jumelle ni avec Dieu ni avec ses représentants autoproclamés. La déception du maire fut telle que le Saint-Père, ému et entrevoyant la possibilité de freiner l’intolérable expansion de « Croyants sans frontières », intercéda auprès du premier magistrat de Rome pour qu’il acceptât de jumeler sa ville avec le petit village breton. Son argument « Faites ça pour moi, Dieu vous le rendra au centuple » suffit à convaincre le magistrat municipal qui, doté d’un nombre impressionnant de maîtresses, était perpétuellement en manque d’argent. Rome n’était pas le Vatican bien sûr, mais c’était une grande ville chrétienne et, qui plus est, catholique. Le maire de Ker Abuk accepta avec d’autant plus d’enthousiasme la proposition papale que Sa Sainteté, toujours dans l’espoir d’entraver le développement de Croyants sans Frontières, avait généreusement décidé de prendre à sa charge les frais du jumelage. Le désintéressement du pape est bien connu, on ne saurait en douter, mais, dans le cas présent, un facteur externe l’avait favorisé : Sa Sainteté en effet, grâce à ses antennes divines, avait pu revendre à temps un lot d’actions juste avant leur effondrement spectaculaire. Ce délit d’initié divin lui permit d’exaucer le souhait du maire de Ker Abuk.
Les desseins de Dieu ne sont pas les seuls à être impénétrables, ceux de la bourse le sont aussi.
Lors de la venue à Ker Abuc de la délégation romaine, Jean hébergea Epericolosa. Elle était très belle et Jean en tomba éperdument amoureux, surtout après qu’elle lui eût fait goûter ses « Raviolis à la Sporgersi ». De son côté, elle n’était pas insensible au charme du pêcheur, magnifique dans son ciré jaune phosphorescent, bien que sentant fortement la moule et le mazout.
Epericolosa ne rentra pas en Italie et se maria avec Jean. Ils n’eurent qu’un enfant : Bécassine, qui est l’objet de ce chapitre et dont je commençais à me demander si elle allait bientôt apparaître.
Pendant toute sa jeunesse, Bécassine fut exclusivement nourrie de moules et de pâtes, car Epericolosa avait lu dans une revue féminine sérieuse que ce régime alimentaire donnait à qui le suivait, une force herculéenne. Or, elle et Jean nourrissaient de grandes ambitions pour leur fille unique et ils se plaisaient à l’imaginer comme une nouvelle Jeanne d’Arc, comme l’héroïne qui bouterait l’immonde Abd-Al-Aziz-Al’Hambic hors du Sud-Finistère.
C’est pour cette raison qu’ils la gavaient le matin de moules aux pâtes, et, le soir, de pâtes aux moules.
Malheureusement pour eux, les querelles religieuses ennuyaient la jeune Bécassine qui ne comprenait pas pourquoi des gens s’étripaient au nom d’une entité virtuelle, dont on n’était pas sûr qu’elle existât et que, par ailleurs, personne n’avait jamais rencontrée ni photographiée. Elle s’expliquait encore moins pourquoi, au nom de cette entité, elle devait suivre un régime aussi monotone.
C’est pourquoi, à l’âge de 18 ans, elle quitta le domicile familial, en quête d’autres nourritures, alimentaires et intellectuelles. Elle s’embarqua clandestinement sur un cargo transporteur de moules en boîte qui assurait la liaison régulière Concarneau — Rio de Janeiro. Arrivée au Brésil, elle ouvrit un restaurant de moules et pâtes, car pour les raisons que l’on sait, sa culture culinaire était limitée à ces seuls mets. Elle l’appela « Au petit Ker Abuc ».
Elle eut du mal à faire son trou, car le commerce des moules et pâtes était dans les mains de deux sinistres gangs qui s’étaient arrogés, l’un, le contrôle des moules, l’autre, celui des pâtes. Elle ne dut sa survie qu’à la protection d’un important politicien local qui était tombé passionnément amoureux de sa spécialité « Les moules à la Garibaldi ». Ce politicien, qui avait prise sur les halles municipales et barre sur ces voyous, les obligea à signer avec Bécassine un gentleman agreement. Par cet acte, ils s’engageaient à ne point l’importuner, en échange de quoi ils deviendraient ses fournisseurs exclusifs.
Personne cependant n’avait prévu ce qui allait se produire et rendre cet accord caduc en très peu de temps : les recettes de Bécassine, héritées de sa mère, la belle Epericolosa, étaient si délicieuses que les deux chefs de gangs abandonnèrent rapidement toute velléité de concurrence stérile et firent de son restaurant leur quartier général. Bientôt, sans même vraiment s’en rendre compte, ils lui mangèrent dans la main et devinrent ses plus fidèles supporters.
Leurs rapports mensuels au siège new-yorkais de la Maffia furent si élogieux que celle-ci fit de Bécassine son délégué général pour le Brésil.
À ce titre, elle dirigeait toutes les affaires criminelles du pays.
À partir de ce moment, elle alla de succès en succès : soutenue simultanément par la classe politique et la Maffia, elle ne cessa de développer ses activités, tant culinaires que criminelles.
Sa progression se fit en deux temps.
Dans un premier temps, elle ouvrait un restaurant tout à fait honorable qui, grâce aux recettes maternelles, rencontrait rapidement un grand succès.
Dans un deuxième temps, l’établissement, bien intégré dans son environnement, servait de base aux multiples délits commis par le groupe.
Elle ouvrit ainsi des restaurants dans tout le Brésil, y compris dans les régions les plus reculées, et bientôt, son slogan « Touche pas à mes pâtes » fut connu jusqu’au fin fond de la forêt amazonienne. Cette omniprésence lui donna l’idée de prendre en main le Tour du Brésil, le fameux « Ciclismo turisticos do Brasil », car le déplacement de cette armada dans la ferveur populaire ne pouvait que favoriser ses trafics illicites.
Le Tour du Brésil est très différent de notre glorieux Tour de France, dont il se distingue sur quatre points essentiels.
Tout d’abord la distance à parcourir étant de l’ordre de 15 000 km, il dure un an. En d’autres termes, il est permanent. Les coureurs, à peine arrivés, repartent immédiatement.
Deuxièmement, la traversée de la forêt amazonienne qui représente les ¾ du circuit, est une épreuve inhumaine : les cyclistes, équipés d’une machette, doivent défricher la jungle pour progresser. Il leur faut en outre affronter les dangers inhérents à cette forêt : mygales, serpents venimeux, insectes de tous genres, cafards volants, fourmis rouges, amphibiens gluants, piranhas, alligators, virus inconnus, plantes carnivores, orpailleurs sans papiers, écologistes déchaînés, etc.
Troisièmement, ils doivent faire face aux attaques incessantes des desperados de toutes sortes : pirates, indiens, orpailleurs, contrôleurs fiscaux.
Quatrièmement : sur tout le parcours, une accablante chaleur caniculaire, dès le lever du soleil.
Compte tenu de ce qui précède, peu de concurrents arrivaient au but. Parfois même, aucun d’entre eux n’atteignait l’étape finale. Il faut l’avouer, ce Tour du Brésil était bien souvent un échec.
Lorsque Bécassine le prit en main, une chose était sûre : le Tour devait réussir puisque son objectif essentiel était le bon déroulement des trafics crapuleux.
Dans ce but, elle imposa trois mesures immédiates :
Pour diminuer les difficultés rencontrées par les coureurs, elle fit équiper chaque vélo d’un lance-flammes, outil plus efficace qu’une machette pour débroussailler la jungle, et combattre les animaux dangereux, les aventuriers et les écologistes. En outre, grâce à son trafic d’armes très florissant, les lance-flammes ne lui coûtaient presque rien, ce qui n’était pas le cas des machettes, le trafic des armes blanches n’entrant pas dans sa panoplie.
Pour lutter contre la fatigue d’une telle épreuve, les produits dopants les plus modernes furent distribués aux équipes, leurs coûts étant naturellement à la charge des concurrents. Pour respecter le règlement draconien de l’Union Cycliste Internationale, des contrôles antidopage étaient régulièrement faits dont les résultats, habilement modifiés par les sbires de Bécassine, forçaient l’admiration du monde sportif.
Enfin, pour contrer la chaleur caniculaire, les coureurs ne se déplaçaient que la nuit, la lumière nécessaire étant fournie par les lance-flammes.
Lorsqu’après une courte période de rodage, ces trois mesures s’avérèrent efficaces, elle en prit une quatrième : elle motorisa les vélos, de sorte que le Tour puisse être bouclé en un mois.
Elle put ainsi organiser une douzaine de Tours par an et développer ses trafics de manière régulière et continue.
Ce fut, pour son groupe, le point de départ d’une expansion spectaculaire : son chiffre d’affaires et ses marges explosèrent tandis que, dans le même temps, la concurrence était anéantie.
Il lui arriva alors ce qui arrive souvent aux opérationnels de talent d’une entreprise : le Siège social décida de se l’attacher sans pour autant préciser clairement ce qu’il attendait d’elle. Était-ce pour lui demander de généraliser l’emploi de ses méthodes dans la société.? Était-ce plutôt de la jalousie engendrée par sa réussite ? Était-ce la crainte de la voir prendre trop d’importance et de créer un état dans l’état ? Ou était-ce la peur de lui être comparée, car si sa rentabilité était facilement mesurable, qui a jamais pu évaluer avec exactitude l’efficacité d’un permanent de siège à vocation fonctionnelle ?
Plusieurs réponses probablement à ces questions.
Quoi qu’il en soit, Bécassine dut se résigner à rejoindre New York, car on ne discute pas une décision des instances dirigeantes de la Maffia.
À peine installée dans sa nouvelle affectation, elle constata avec surprise que le personnel du siège avait un statut spécifique : pas de fonctions bien définies, pas d’obligations de résultats, pas ou peu de compétence, une méconnaissance inquiétante du métier, pas de sanctions, mais par contre des avantages financiers non négligeables. Elle comprenait maintenant pourquoi les objectifs des unités de production étaient aussi élevés et elle se demandait ce qui se passerait si ces mêmes unités apprenaient un jour à quoi servait l’argent qu’elles avaient tant de mal à gagner. « Quand je pense, songeait-elle, que le jour même de mon départ du Brésil, juste avant d’embarquer, j’ai fait supprimer le jeune Pablo, un garçon de 25 ans, qui, sous prétexte de venir en aide à sa vieille mère hémiplégique, n’avait réalisé que 80 % de ses quotas, je me pose des questions. Non en ce qui concerne ce jeune garçon qui n’a eu que ce qu’il méritait, mais sur le laxisme incompréhensible de nos dirigeants. Je n’avais jamais imaginé qu’il pût y avoir deux poids, deux mesures dans notre société : le luxe pour les uns, la peine pour les autres. Moi qui étais si fière d’appartenir au premier groupe mondial du crime ! Quelle déception ! Où allons-nous, mon Dieu ? Où allons-nous ? » Mais là s’arrêta sa réflexion car dans son milieu, il était dangereux de réfléchir trop longtemps.
Sa première décision fut donc de licencier ou d’éliminer la plus grande partie de ces parasites, ce qui se traduisit immédiatement par une amélioration sensible de la rentabilité de la société. La seconde fut de mettre au panier les innombrables circulaires, guides, procédures, directives, etc. qui avaient été produits par ces mêmes parasites pour faire croire à leur utilité et se prouver à eux-mêmes qu’ils existaient. Enfin, elle compléta ce nettoyage par une large décentralisation des responsabilités, car elle voulait que chaque décision soit prise à l’échelon le plus bas possible. Toutefois le département « Meurtres. Assassinats. Liquidations », le sinistre MAL, restait directement rattaché à la Direction Générale.
Lorsqu’elle eut fini de réorganiser la société, Bécassine souhaita retrouver une tâche opérationnelle, qui correspondait mieux à son caractère. On lui proposa de s’occuper de la branche Europe qui ne donnait pas entièrement satisfaction, surtout la division France qui était trop souvent en grève, et qui en outre, refusait de travailler plus de 35 heures par semaine, ce qui était contraire aux principes fondamentaux de Cosa Nostra : chacun sait en effet qu’on n’entre pas dans la Maffia comme dans un moulin, que c’est une vocation et que l’on ne doit pas compter ses heures. De la même façon qu’un curé ou un médecin est toujours sur la brèche, de même un bon maffioso doit toujours être prêt à se dévouer pour la cause.
Bref, le personnel n’avait plus le cœur à l’ouvrage, et, qui plus est, adhérait à un grand nombre de syndicats, qui, bien que ne représentant qu’eux-mêmes, disposaient d’un pouvoir de nuisance incompatible avec l’expansion d’une société. Le chiffre d’affaires et la marge brute diminuaient chaque jour un peu plus, alors que, dans le même temps, les charges sociales et l’absentéisme augmentaient inconsidérément. Des parts importantes de marché étaient perdues au profit de concurrents plus performants. Les actionnaires étaient furieux, rien n’allait plus.
Dès qu’elle prit possession de son poste, Bécassine supprima tous les syndicats et les remplaça par une entité unique, le Syndicat du crime, auquel chacun devait adhérer. Certains membres du personnel prirent mal la chose, surtout les permanents syndicaux, désormais obligés de travailler comme tout un chacun, et portèrent plainte aux Prud’hommes, mais ils disparurent inexplicablement, sans même s’être excusés auprès des juges qu’ils avaient inutilement dérangés. D’ailleurs, les juges aussi avaient disparu.
Appliquant avec rigueur et énergie les méthodes qu’elle avait conçues et développées dans ses précédentes fonctions, Bécassine remit rapidement la section européenne, division française comprise, en bon ordre de marche. Les actionnaires cessèrent de ronchonner, les dirigeants retrouvèrent bonus et stock-options, et Bécassine recommença à s’ennuyer. Elle aimait les tempêtes, le temps calme la déprimait. Il lui fallait trouver une nouvelle activité, un nouveau défi à relever. Elle décida, faute de mieux, de rouvrir clandestinement les maisons closes.
Elle adjoignit donc à chaque restaurant une annexe hôtelière, composée de chambres luxueuses pourvues des équipements les plus modernes permettant de satisfaire toutes les déviations et perversions sexuelles imaginables : parmi ces équipements indispensables à l’assouvissement de la libido moderne, des distributeurs automatiques de pâtes au viagra, gratuites et en quantité illimitée. Le personnel, exclusivement féminin et costumé en soubrettes, provenait directement de Ker Abuk.
Pour conserver à cette activité son caractère clandestin, l’accès aux chambres ne pouvait se faire qu’à travers la cuisine, après avoir montré patte blanche au maître des lieux, un colosse de 2 m de haut, répondant au nom de Maxime de La Rochefoucauld.
Maxime n’avait pas toujours été cuisinier. Avant cela, il avait dirigé un groupe composé de deux sociétés : la première « On ne passe pas. SA », souvent abrégée en ONPP, fournissait les syndicats en piquets de grève, tandis que la seconde « On passe quand même. SA », (ou OPQM) fournissait les patrons en briseurs de grève. Le slogan de la première : « Pas de grève réussie sans ONPP » rassurait les syndicats, tandis que celui de la seconde : « Pas de grève réussie avec OPQM » tranquillisait les patrons.
Tout en développant son groupe, Maxime, redoutable homme d’affaires, absorba l’un après l’autre ses principaux concurrents et se retrouva à la tête d’un quasi-monopole. Il devint incontournable dans son domaine d’activité et ignora superbement les instances bruxelloises qui le condamnaient régulièrement à de lourdes sanctions pour abus de position dominante.
C’est ainsi qu’en l’absence de concurrence loyale, les syndicats et les patrons, bien que poursuivant des objectifs diamétralement opposés, prirent l’habitude, pour résoudre leurs problèmes, de faire appel à un seul et même interlocuteur, Maxime de La Rochefoucauld. Dans la plupart des entreprises bien gérées, un responsable unique, représentant les deux parties, avait été nommé qui négociait avec Maxime, les conditions d’intervention simultanées de ses deux sociétés, ONPP et OPQM.
Ce succès financier fut paradoxalement le début de la fin pour le groupe de Maxime, car à force de s’affronter sur les mêmes sites, dans des situations par nature conflictuelles, les employés de ONPP et de OPQM finirent par se détester, et ce à tous les échelons, depuis le stagiaire embauché en CDD jusqu’au Directeur Général. L’atmosphère malsaine qui en résulta détruisit tout esprit d’entreprise : la cordialité fit place à l’agressivité, l’harmonie à la discorde, l’émulation à la rivalité.
Maxime ne pouvait rien y faire, car dès qu’il entreprenait quelque chose, l’union sacrée des travailleurs se faisait contre lui. ONPP n’avait soudain plus rien à reprocher à OPQM, pas plus qu’OPQM à ONPP, l’une et l’autre ayant tout à reprocher à Maxime. Cette solidarité était sans failles. Ainsi, si le personnel de « On ne passe pas. SA » entamait une grève, ses collègues de « On passe quand même. SA » refusaient d’intervenir. Et inversement, si les employés de « On passe quand même. SA » entamaient à leur tour une grève, leurs collègues de « On ne passe pas. SA » leur détachaient gratuitement leurs meilleurs piquets de grève.
Dans ces conditions, Maxime n’avait plus rien à espérer. Il revendit « On ne passe pas. SA » à un syndicat ouvrier sud-américain et « On passe quand même. SA », à un club de supporters marseillais, puis se reconvertit dans la cuisine de famille. Sa prestance, l’impression de puissance qu’il dégageait, sa morale plus ou moins élastique et sa connaissance de la cuisine de famille plurent à Bécassine qui l’embaucha directement en CDI. C’est donc dans la cuisine donnant accès aux chambres du vice que nous le retrouvons. Son rôle était, rappelons-le, de contrôler les entrées, car il ne s’agissait pas de laisser pénétrer un mauvais payeur ou, beaucoup plus grave, un contrôleur fiscal.
Il n’y avait pas de mot de passe, mais le client devait pouvoir réciter par cœur l’une des recettes de la belle Epericolosa, choisie au hasard dans son livre de cuisine. Bécassine entendait ainsi rendre publiquement hommage aux qualités culinaires de sa mère. Cette procédure éliminait sans pitié les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, de même que les Français à la mémoire courte, c’est-à-dire presque tous. Cela faisait beaucoup de monde, mais heureusement, il y avait les nombreux touristes étrangers qui, émoustillés par les toilettes à la turque, souhaitaient approfondir les habitudes sexuelles des Français.
Maxime s’acquittait bien de sa tâche et savait traiter avec tact les importuns. Il fallait cependant le surveiller, car il avait parfois des réminiscences de son ancien métier. Lorsqu’il avait la nostalgie de son ex-filiale « On ne passe pas. SA », il bloquait la porte d’accès à la partie hôtelière, et personne ne pouvait y entrer, fût-il millionnaire ou milliardaire. Lorsqu’au contraire il pensait à « On passe quand même. SA », il dégageait le passage et n’importe qui pouvait le franchir, par exemple un inspecteur des fraudes ou un concurrent malintentionné. Dans le premier cas, il indisposait des clients, parfois très riches, dans le second , il faisait courir à l’activité clandestine de Bécassine de très gros risques.
Ces établissements étaient en général construits près de restaurants Mac Do, de garderies ou de centres de loisirs, ce qui permettait aux parents de laisser leurs enfants en bonnes mains pendant qu’ils négociaient leurs affaires.
Les tarifs étaient particulièrement étudiés et adaptés à toutes les bourses (si l’on peut dire) : réductions pour parents de familles nombreuses, tarifs réduits pour étudiants, tarifs de groupes, cartes vermeil, abonnements préférentiels, tarifs forfaitaires, cartes de fidélité (une perversion gratuite au bout de trois), réservations en ligne, etc.
Les choses auraient pu ainsi continuer longtemps, seulement une décision de Bécassine mit un terme d’une façon inattendue à ce destin hors du commun.
Elle licencia, sans préavis ni respect des conventions collectives, son tueur numéro un, dit Le Stéphanois, car elle le soupçonnait de ne pas être insensible aux avances des maffias d’Europe de l’Est, qui cherchaient à s’implanter à l’Ouest, et plus particulièrement en France. De son point de vue, cette décision soudaine était parfaitement justifiée, car cet employé connaissait tous les secrets de la maison et avait la main sur le fichier client.
Malheureusement pour elle, elle avait sous-évalué les réactions du Stéphanois. Celui-ci, qui après trente ans de bons et loyaux services, au cours desquels il avait commis pour le compte de la Maffia une centaine de meurtres au nez et à la barbe d’une police déstabilisée par de sempiternelles manifestations de rues et la nécessaire protection des élus, celui-ci donc supportait mal une telle ingratitude. Or il n’était pas né de la dernière pluie : ayant pressenti, grâce au fameux sixième sens des tueurs, la tournure des évènements, il s’était fait élire délégué du personnel, à l’unanimité, car personne n’avait osé se présenter ni voter contre lui.
C’est donc fort d’un dossier juridiquement bien ficelé qu’il assigna sa patronne aux Prud’hommes. Au début, cette démarche n’inquiéta pas outre mesure Bécassine, qui fit disparaître, l’un après l’autre, par le successeur du Stéphanois qui était encore en période de formation, les juges désignés pour cette affaire. Mais il en venait toujours de nouveaux et Bécassine dut se résigner à laisser la justice suivre son cours.
Elle perdit naturellement son procès, car face au dossier inattaquable de son ex-employé, elle manquait d’arguments sérieux pour défendre sa cause.
En outre, le procès se déroula un vendredi après-midi, veille du week-end de Pâques, et le juge était pressé d’en finir. Il n’avait ni le temps, ni la patience, ni l’envie d’approfondir une affaire aussi banale, à l’heure où la radio qui ronronnait en sourdine sous son bureau, signalait déjà, en début d’après-midi, 200 km de bouchons sur les routes de France.
Cette condamnation fut la honte de sa vie. Lorsqu’à New-York, lors de sa prise de fonction, elle avait licencié plus de 20 000 employés, elle n’avait pas eu à justifier sa décision devant quelque instance que ce soit, si ce n’est le noyau d’actionnaires qui l’en avait félicité et lui avait même reproché de ne pas en avoir congédié davantage.
Or en France, elle, la reine du crime, la plus puissante femme du monde, perdit la face devant un petit fonctionnaire qui, à 30 ans, n’avait pas occis le moindre gendarme. « O tempora ! O mores ! » aurait dit sa mère qui, ne l’oublions pas, était romaine.
Humiliée comme elle ne l’avait jamais été, elle sombra dans une profonde dépression.
Elle avait sous-estimé la puissance diabolique du Code du Travail, qu’elle accusait de faire la part plus belle aux droits des salariés et aux devoirs des patrons, qu’aux devoirs des salariés et aux droits des patrons.
Après avoir fait abattre les juges et l’inspecteur du travail, toujours par le successeur du Stéphanois qui profitait ainsi d’une formation accélérée, elle se retira dans la tour d’ivoire qu’elle avait fait construire dans sa résidence, à côté de l’armurerie. Cet ouvrage remarquable, maintenant inscrit au patrimoine de l’humanité, avait nécessité l’abattage d’un millier d’éléphants. Les « racines du ciel » si chères à Romain Gary furent indirectement victimes de notre législation. Cette tragédie prouve, une nouvelle fois, que les dommages collatéraux d’un excès de législation sont bien réels et qu’il ne faut jamais les sous-estimer. Comme aurait pu le dire Churchill, l’état de droit est le pire des régimes à l’exception de tous les autres.
Dès lors, Bécassine déclina rapidement : elle commença tout naturellement par l’indicatif présent, et, arrivée au plus-que-parfait du subjonctif, décéda brutalement, sans même avoir eu le temps d’aborder le conditionnel première forme.
Il y eut un monde fou à son enterrement. Tous voulaient honorer de leur présence et de leurs offrandes, soit la petite fille du village, soit le chef d’entreprise internationale qu’elle fut incontestablement.
Ses parents, toujours vivants grâce à leur régime diététique, déposèrent sur sa tombe une bouillabaisse de morue, aux pâtes et moules.
L’abbé et l’imam, également vivants, car ni l’un, ni l’autre ne voulait mourir le premier, déposèrent, le premier, une bonbonne de calvados, le second, un narghilé. Le maire voulut bien fermer les yeux sur cette entorse à l’interdiction de fumer dans les lieux publics.
L’ambassadeur du Brésil rappela dans un discours enflammé, rythmé par des airs de samba, tout ce que Bécassine avait fait pour le cyclisme brésilien, puis il posa sur sa tombe, un vélo historique qui avait gagné trois fois le « Ciclismo turisticos do Brasil ». Il aurait pu le gagner une quatrième fois si le coureur mexicain qui le montait n’avait pas été avalé par un anaconda, rendu irascible par le passage répété de cyclistes déchaînés, dans ce qu’il considérait comme son domaine réservé.
Le syndicat des moules et pâtes lui décerna à titre posthume sa plus haute distinction : l’ordre du spaghetti moulé.
Le syndicat du crime se déplaça spécialement de New York pour lui remettre, à titre posthume, une Kalachnikov, ainsi qu’une demi-livre de drogues diverses.
Les politiciens qui avaient toujours eu des rapports plus ou moins avoués avec Bécassine et son organisation déposèrent des promesses.
Il n’y eut qu’une fausse note durant la cérémonie, ce fut lorsque le directeur commercial de « Croyants sans frontières » distribua à la ronde des plaquettes publicitaires, vantant les qualités de leurs derniers produits. Il faillit être lynché par les partisans, pour une fois unis, de l’abbé et de l’imam. Il ne dut d’avoir la vie sauve qu’à une soudaine bourrasque qui dispersa l’assemblée. « Autant en emporte le vent » se dit avec philosophie, le directeur commercial, semblant ainsi accorder à cette expression un sens qu’elle n’avait pas.
Liste des personnages
Ker Abuc
Seule bourgade disposant de trois avenues principales rendant hommage aux trois familles religieuses qui l’habitent.
L’avenue Sainte-Thérèse, orientée vers Lisieux, fermée le dimanche. Accès gratuit pour les catholiques.
L’avenue de l’Imam Triomphant, tournée vers La Mecque, fermée le vendredi. Accès gratuit pour les musulmans.
L’avenue du Croyant sans frontières, qui indiquait la direction de Wall Street, ouverte 7 jours sur 7, 24 h sur 24, malgré l’obstruction des syndicats. Accès payant pour tous.
Ces trois avenues se croisent au centre de Ker Abuc, sur la Place de la Tolérance et de la Compréhension mutuelle.
Jean-Yves de Kervenoël
Abbé de choc, aussi irascible qu’un crotale affamé. Jeune loup prêt à tout pour éliminer le clan des mécréants, c’est-à-dire celui de l’imam. Représentant exclusif de Dieu sur terre.
Abd-Al-Aziz-Al’Hambic, né Loïc le Trouhadec
Imam de choc, aussi peu tolérant que l’abbé. Prêt à tout pour éliminer le clan des infidèles, c’est-à-dire celui de l’abbé. Représentant exclusif de Dieu sur terre.
Ce grand buveur a renoncé à la boisson lorsqu’il s’est converti à l’Islam. Il connut cependant quelques rechutes lorsque, pour les besoins de la cause, il se travestit en abbé.
Jean de Kérozen, père de Bécassine
Ce pêcheur de moules par nécessité compense la faible rentabilité de son activité par la revente du mazout qu’il recueille sur les plages. (dix barils par jour les bonnes années).
A entamé sans succès jusqu’à présent des démarches pour devenir membre à part entière de l’OPEP.
Epericolosa Sporgersi, mère de Bécassine
La belle Epericolosa a, dans la vie, trois pôles d’intérêt : les pâtes, les moules et, à un degré moindre, son mari Jean de Kérozen, pourtant bonne pâte.
Son recueil de recettes « Mille et une façons d’accommoder moules et pâtes » fut un grand succès de librairie. Il fait toujours autorité dans l’art du bien-manger. Les élèves des écoles hôtelières en ont fait leur livre de chevet et l’appellent familièrement « Le mille-pâtes ».
Bécassine
Malgré un casier judiciaire encyclopédique inscrit depuis des lustres dans le grand livre des records, ainsi qu’au patrimoine de la pègre internationale, Bécassine n’a jamais obtenu le Prix Nobel du crime organisé.
Maxime de La Rochefoucauld
Grâce à sa double sensibilité, cet homme d’affaires collabora aussi bien avec des syndicats gauchistes qu’avec des patrons réactionnaires ainsi mais plus rarement, qu’avec des syndicats réactionnaires et des patrons gauchistes. Son absence de sectarisme lui a permis de transformer la petite entreprise familiale en groupe d’envergure nationale.
Après son dépôt de bilan dû à des dissensions internes, son expérience de la cuisine sociale a facilité sa reconversion dans la cuisine familiale.